Les participants, après avoir salué la statue de Bounine et visité l’exposition d’Olga Boldyreff, se sont penchés sur les consignes du jour. La première de celles-ci concernait directement la statue de Bounine. Que pense-t-il, sur ce promontoire face au paysage qui se déroule devant lui ? Que pense-t-il, à l’entrée de la Villa Saint-Hilaire, bibliothèque qui conserve précieusement ses ouvrages ? Voici les réponses que les écrivants ont bien voulu vous transmettre… Ils ont ensuite écrit à la manière d’Ivan Bounine soit un texte en se basant sur les aquarelles de l’exposition soit parlant d’un voyage ou d’un exil.

 

Que pourrais-je bien penser, perché sur ce haut de jardin ? Grasse et ses collines abruptes. Je ne vois même pas la mer ! Mais lopin prestigieux puisque mes grandes guiboles bien sculptées sont posées à l'entrée de la Bibliothèque-Médiathèque de la sous-préfecture des AM, l'antre du savoir !

Par contre, long défilé de troisième et quatrième âges, les seuls à lire des bouquins en France en cette époque. J'ai bien observé mon entourage, les attitudes qui m'environnaient avant d'être statufié ! Bronzifié même ! Du Smart-téléphone omniprésent, sans réel langage parlé, de l'écrit, des SMS, mails, qu'ils disent !

Alors moi, avec mes prix Nobel et Pouchkine, j'ai bonne mine, même porté aux nues après une vie sans réel intérêt ! Car, vivant j'étais transparent, les hommes ne me jetant pas un coup d'œil puisque non intéressant dans leur moment présent ni passionnant par mes discours de basse philosophie. En effet, Roland Garros m'était inconnu, le tennis me laissait froid, quant aux "footballeux", ils étaient dans un autre monde que le mien… Alors, l'entourage se détournait de moi, ils restaient entre eux, ce qui ne me déplaisait pas, je pouvais ainsi rêver à mon avant, projeter mon après. Quant aux femmes, je m'en suis toujours méfié comme de la peste. Mes pauvres expériences n'ont été que ratage installés. Autant on m'a félicité pour mon écriture autant mes mots, prononcés, déclamés, murmurés n'étaient que nuages… Fi !

Alors, désormais je suis grassois pour de bon. Bien polissé, de longues stries dorées que le soleil fait miroiter. Ah, sur la dernière marche, voilà un groupe amical, des bouquins qui reviennent sur les étagères entre les bras… Soyez les bienvenus dans l'exposition qui m'est dédiée…

Ils ne m'ont pas donné une minute de leur intérêt, vous voyez… ça continue !

PS : Par contre, vous avez une bonne tête, vous l'exception gentille qui me regarde là où "ça ne se fait pas". Vous êtes intriguée ? A juste raison ! Pas d'explication à l'abstraction totale de la meilleure partie de mon individu, celle qui –contrairement au bien-pensant que j'ai développé à l'instant, seul discours possible à avouer- est mon vrai "moi". Qui m'a apporté de constants succès féminins et qui a largement expliqué le jaloux dédain de mes congénères. Tous très contrariés et envieux de cette aura rose et dorée que mon très beau corps, très bien monté et mon langage vendeur ont déployés tout au cours de ma vie. J'aimais LA femme, les femmes, toujours intrigué par la diversité de leurs attraits. Elles ont aimé le côté "mal-élevé" que j'affichais en face d'elles, ce pan de l'humain qui "ne pense qu'à ça". En fait, l'érotisme ne s'avoue pas, il se laisse percevoir… Je vous jure qu'elles ont sacrément deviné… Merci de votre joli sourire, chère jolie admiratrice du samedi 10 juin 2017…

Christine

 

Ah ! Que voici un coquinet de chat qui me saute sur les épaules endurcies, mais bienveillantes ! Alors qu’à l’horizon de ces montagnes, soudain, Grasse m’habite et vient heurter les souvenirs froissés, glacés de neige froide, de lentes plaines mornes subversives, pâles chevaux renâclant sous un bréviaire de lune et d’absinthe blanche…

Myriam

 

Quelle joie de voir autant de femmes qui me m’observent, me scrutent, me dévisagent.
Si elles savaient que j’incarne régulièrement cette statue plutôt que les autres bustes, plaques commémoratives ou exemplaires de mes romans, nouvelles, journaux intimes.
Et quel plaisir que ce sculpteur-là !
Certes je suis figé dans mes mouvements mais dans une posture bien agréable. Mes appuis sont stables et il n’a pas oublié ma canne qui me donne aussi quelque prestance et maturité. Ma casquette me préserve aussi mais me permets surtout de n’être ébloui lors de mes contemplations. Ce belvédère est une réussite. Je ne regrette aucune de mes maisons à Grasse mais cette vue vaut bien les autres, magnifique et finalement davantage vivante notamment par tout ce passage vers ce lieu de culture.

Laurent

 

J'ai tant aimé la grâce de ce paysage, tellement aimé ses couleurs, son soleil et ses oliviers.
Regardez mon habit, il vous en dit beaucoup ; Je n'étais point hobereau mais un aristocrate vaincu par un régime de pouvoir. J'étais un exilé. J'ai fui ma terre chérie, abandonnant tout derrière moi.
La France m'a accueillie. Elle a ouvert ses bras et je m'y suis jeté.
Merci de cette œuvre à ma mémoire, j'en suis fier et heureux. Yvan Bounine juin 2017

Nelly

 

"Merveilleuse est la vie à GRASSE...Sa lumière, son bleu Azur, ses parfums.

Je vous offre cette légèreté, ce bonheur de vivre... Heureux je suis ! Admirez, prenez, respirez, goutez... délectez-vous !!!!!!

Chantal

 

J’ai fait presque le même voyage que de mon vivant… Moscou, Grasse. Encore installé en hauteur, une belle vue, le chaud soleil, le jasmin qui embaume… du temps pour penser, méditer… Manquent les femmes, la chaleur d’un corps.
Et pourvu que les oiseaux ne me chient pas dessus…

Catherine

 

Postérité ? Peut-être, mais écrira-ton encore comme nous l'avons fait dans les siècles suivant ? Liront-ils comme nous avons lu ?
Et puis ma statue associée à une bibliothèque, pas trop mal comme idée, grâce à celle-ci certains de mes textes flotteront dans ce pays que j'ai tant aimé, lieu d'histoire des senteurs qui se mélangeront pour toujours au mystère de la poésie....
PASSANT ! Parfumez vos poèmes comme des notes de cœur.....

Pierre

 

Quel air frais… je respire sous ce pin de la bonne odeur de la résine… résine des pins, des sapins… sapin, arbre de mon enfance dans la grande plaine que j’ai quittée il y a bien longtemps. Ce sapin, couvert de neige l’hiver, toujours vert au printemps, brûlant et odorant l’été, laissant tomber quelques aiguilles à l’automne. C’est ici que j’ai aimé écrire dans le calme bleuté, bleuté du ciel, bleuté de la mer bleu vif sous le mistral. Quel honneur, ma statue trône près des lecteurs, près des gens de lettres, comme j’aimerais retrouver mes amis tant aimés !

Blandine

 

Ah ! Que cette chaude lumière traverse mon œil agrandi par la beauté du lieu !
Un vent léger, jupé, qui s’agace et se retourne, tant il sait plaire au voyageur qui écoute les couleurs.
Enhardi, je négocie avec le temps à prendre, avec la prière au bleu éclatant qui souligne la côte d’un geste incisif.
Je suis là et n’ai plus qu’à attendre qu’un passant s’immobilise à mes côtés, dans le vif-argent du silence, la rencontre sera aisée.

Myriam

 


 

Voyage de ma vie sans patrie

1 - Je me souviens la première fois où j'ai ouvert les yeux en humant l'air iodé. Mes nasaux s'étaient transformés en cristaux de sel.
Vêtue de mon impair et chaussée de mes bottes en caoutchouc je m’enfonçais dans ce paysage brumeux où l'horizon n'existait pas
2 - Départ pour un autre paysage en terre inconnue allemande où rudesse et austérité m'ont
3 - Voyage sur les pas de mes ancêtres. Des cactus gigantesques poussés par une chaleur écrasante
4 - Laisser ma terre ancestrale pour découvrir cette terre d'accueil où j'écris de temps à autre depuis la Villa Saint Hilaire BOUNINE m'observant où depuis my sweet home admirant au loin la mer...
5 - Départ pour des paysages lunaires, balayés par les vents, aucune âme. Seuls quelques rennes posés dans ce décor épuré. La vie semblait s'être arrêtée.
6 - Une arrivée au pays de la jungle, des lianes, des sacrifices, des mystères d'une civilisation qui fouille et regorge de merveilles. Un peuple heureux de vivre où chacun s'amuse, rit, du seul son de leur voix.
7 - Des clichés d'une île paradisiaque! Oui croyez-vous j'y ai vécu même si elle existe aussi en carte postale. Je sens encore le sable-farine me caresser les pieds. Des grains de sable d'une couleur blanche immaculée. La puissance des rayons de soleil sur le sable transperçait mon cristallin.
8 - Ah je me souviens aussi du pays où le soleil ne se couche pas, où mes yeux ont beaucoup peiné à se fermer, où l'air si pur me tambourinait la tête, où j'ai découvert "l'art de ne rien faire". Une nature vierge peut-être jamais piétinée par l'Homme ?
9 - Et ces couchers de soleil qui vous subjuguent et vous laissent bouche bée ! je contemplais, j'ai contemplé, je contemplerai, je contemplerais sans cesse...
Jamais je ne m'en suis lassée, jamais je n'en ai été lassée, jamais je ne m'en lasserai, jamais je ne m'en lasserais......
10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17 voyagent dans ma tête...
18 - VOYAGE EST MA VIE ET MA VIE EST VOYAGE
- " Votre prochain voyage Madame ?" me demande une passante
- " Une terre qui m'accueillera. Patrie ou pas peu m'importe - seul le voyage est important" lui répondis-je

Chantal

 


 

Comment m'habituer facilement à répondre, Pékin, à la question basique, où êtes-vous née ? Et surtout à prendre gentiment tous les commentaires qui en découlent ? Ces questions primaires qui se terminent toujours par… et tu parles chinois ? Oui, normal puisque née en Asie profonde dans ces époques sévères où peu d'étrangers pouvaient "exister" sous un Mao Tsé Toung azimuté ! Peu nous importait, mon père parlait couramment sept langues, un CV garni de brillants diplômes littéraires, il était le traducteur multilingues des "œuvres" du n°1, l'indispensable, recueillant mystérieusement sa confiance.

Ma mère et moi, étions terrées dans un arrière-palais très beau, orné d'écarlate brillanté, de multiples déclinaisons- multicolores œuvres d'artistes sélectionnés, des sols marbrés, des meubles-bijoux mais interdites de sorties sauf accompagnées, et très précises. Du coup, c'est ma petite maman qui était mon institutrice attitrée. Pas de laisser-aller, elle ne voulait que de l'impeccable, ah, ça bardait ! Mais je devenais "à sa convenance" autrement dit "bonne élève". Elle me notait… J'évoluais. Etait évoquée à mi-voix un possible retour vers Paris dont elle pleurait l'absence.

Emprisonnées dans un cocon désagréable à vivre, dont le nom était internement. Les années filaient sans réelle racine. Seuls les jardins encerclés par notre "demeure" racontaient l'existence qui filait et la ronde de la Nature. Nos collections de bonzaïs requéraient une attention bienvenue. Tout au fond, un superbe tableau de pierres dressées. A une époque difficilement repérable, les glycines aux grappes violines dorlotaient les pivoines qui explosaient, c'était le printemps. L'été ne nous touchait pas, le mot soleil était interdit et l'astre ne se risquait pas dans ces cours très protégées, c'était le méchant, bien trop concurrent de la grandeur du Grand Timonier de l'Etat ! Insensible automne, dont les Ginkgos Biloba d'or fin étaient réservés aux yeux de Monsieur Mao ! Nous savions l'hiver aux neiges solidement installées. D'énormes nappes cotonneuses ne fondant pas, petitement violentées par les patounes des oiseaux attirés par nos miettes. La chatte de la maison, ma Minette, ma seule amie et confidente, les regardait d'un œil torve, ne bronchait pas connaissant le froid de cet espace candide et seuls de longs frissons-fourrure traduisaient son attention. Elle aussi, en avait pris son parti, comme nous. Il fallait faire avec… Il fallait faire sans…

Et puis, c'est arrivé… Comme ça, sans s'annoncer. Aucun tremblement de terre, non des gardes qui n'ont pas frappé à l'huis, ni cris ni hurlements méchants, qu'une saccadée traversée de l'entrée, et un fracas au pas camarade ! Mon père, sévèrement encadré, nous rejoignait avec une condamnation inattendue, nous avions jusqu'au lever du jour pour nous préparer à déguerpir. Même en parlant couramment le chinois, Papa n'obtenait aucune réponse à ses questions, aucune raison à notre éviction drastique. Ils ont dormi ici et là, dans un souci précautionneux.

Au milieu de bien d'autres blancs, nous avons pris la route jusqu'à la frontière. J'ai aimé tout ce trajet qui effaçait le train-train de nos vies. Les carrioles où ils nous avaient fait grimper traçaient une longue ligne cahotante, avalant creux et bosses dominant des flancs entiers de montagnes, striés des plantations de thé, griffés d'une luxuriance admirable. Encore du multicolore qu'un œil de peintre aurait admiré, voulu reproduire. Nous regardions les dernières images de ce pays que notre famille quittait comme des reliques précieuses, des souvenirs ancrés solidement, à dorloter et raconter plus tard.

La récréation triste s'est terminée soudain. Voilà, à partir de là, sa grandeur Mao vous abandonne… Sans doute la frontière…

Ils ont tourné les talons, laissant en plein milieu de la nature une troupe d'humains sans grande fougue mais qui devait réagir. Les quelques-uns parlant les dialectes locaux dont mon père, ont attrapés les commandes de la suite à venir. On a marché… Longtemps, entre des villages misérables, des collines très belles, très vertes mais affamés que nous étions, il nous devenait difficile d'exhiber et contenter une âme poétique !

Le panneau nous disait "arrivés". Le confirmait, l'une des multiples installations charitables internationales. Ouf ! Nous avons pu déposer nos baluchons, reposer nos têtes, nos dos, nos jambes, pauvres humains qui ne réfléchissaient même plus. Il nous fût expliqué, au confort des tentes primairement installées que nous allions être chargés dans des trains dont la modernité (toute relative) allait nous changer agréablement. Là encore, moi la môme, j'ai passé de longs et très bons moments avec les pique-niques imposés au long du trajet, le nez collé au paysage défilant, magnifique film dont je découvrais, emballée, le renouveau. Et puis ce fût la mer ! Découverte sublime, une immensité bleue parsemée de jonques chatoyantes dont les longs coups de rames faisaient grelotter l'imperturbable aqueux. Maman ! Papa ! Regarde comme c'est beau ! Les adultes retombaient dans le vivant, abandonnaient quelques instants l'incertitude d'un futur projeté grave. Des questions existentielles, où ? Quoi ? Comment ? Les nuages vitaux flottaient entre les grands, difficiles à avouer. Maman pleurait, des reniflements sincères, profonds. Triste ? Soulagée ? Inquiète ?

Moi, je n'arrivais pas à "jouer" comme les autres m'y invitaient. Ils n'étaient pour moi que des inconnus, inhabituée que j'en étais. Jamais croisés, ni même aperçus ces semblables qui m'approchaient gentiment. A 13 ans, pour la première fois, je rencontrais mes doubles. Tout un monde inimaginé.

Voilà une longue parenthèse…

Paris, un changement monstrueux. Bien sûr que nous nous sommes appliqués à reprendre le cours du moment. Nous y sommes arrivés. Il n'en reste que je me hérisse à la question…

… Où êtes-vous née ?

Christine

 


 

Le vallonnement infiniment doux de tes monts couverts de sapins, le scintillement glacé de tes lacs, la chaleur de tes habitants et la rudesse du climat me manqueront. Je vous quitte à regret. J’emporte avec moi l’odeur du sapin fraîchement coupé, la douceur des champignons d’automne, l’âcreté des fromages, la couleur du soleil se couchant sur le sommet, le bruit de la pluie dans les sous-bois, le silence ouaté de la neige.

Me voilà partie, avec toutes mes possessions. Dans un camion. La grande aventure. Traverser les Alpes, arriver dans le pays de "super-menteur" et de "mangez des pommes", la France de Chirac, du chômage, des malversations, des dissolutions, des élections, la France de la douceur de vivre, de la gastronomie, de la convivialité, de la chaleur qui s’intensifie au fur et à mesure que le Sud se profile à l’horizon, de la végétation qui change imperceptiblement, mais sûrement. Les maisons aussi, changent. Les bruits, les odeurs, tant de nouveautés à découvrir. Et surtout, surtout, la mer, là-bas, bleue, grande, promesse de l’infini du monde.
Tant de premières fois… Fin du voyage… Décidément, Grasse est une vraie terre d’accueil pour les exilés volontaires, ou non. Des collines aussi, tendrement arrondies. Rien d’abrupt dans ce panorama, à première vue. Et pourtant, là un rocher, là un pic, là des touristes envahissants et ne respectant rien. Mais ici les verts gris rassurants de l’olivier, les jasmins qui embaument, les lauriers-roses qui ponctuent de taches de couleurs chaque détour dans la ville. Toutes ces nouveautés qui peu à peu deviendront familières.
Puis la France du 21 avril. Partir ? Rester ? Ouf le peuple a su raison garder.
De chaque brindille de la vie, nous faisons notre nid. Un peu de chez nous, avant, beaucoup d’ici, maintenant. Et l’histoire, nous y contribuons à notre manière, à notre niveau pour l’écrire aussi. Et apportons à la France, ce petit rien de l’étranger qui fait sa grandeur.
Mais l’odeur du sapin fraîchement coupé, ça je n’y peux rien, ça me manque tous les jours !

Catherine



Lorsque je jetai mon regard sur les champs dorés, les bouleaux et les trembles frémissant sous le vent, je devinais qu'il serait le dernier.
Au loin résonnaient les cris des bolcheviques réunifiés en hordes, commettant exactions, incendies. Il me fallait quitter ce lieu que j'aimais, abandonner Petr mon fidèle serviteur. Il savait tout de moi, de mes chevaux, de mes courses effrénées. Il garderait les lieux et les terres alentour. J'abandonnais la datcha aux volets bleus, imprégnée de mes doux souvenirs d'enfance.
Je m'y étais réfugié espérant que l'orage s'apaise, mais j'étais talonné il me fallait partir. Les chevaux écumaient, un instinct leur dictait d'avancer coûte que coûte. L'attelage brinquebalait sur les ornières du chemin. J'emportais la magie des tapis orangés garnissant les murs de la pièce où grand père Leonid fumait son tabac. Il attendait que grand-mère Ekaterina remplisse la théière au doux parfum de fraises et de baies séchées. Je garderais précieusement en moi, les rideaux bleus et blancs à carreaux, le feston de la nappe, la chaleur de l'énorme poêle les soirs d'hiver.
Grand père avait hérité de ce lopin de terre et en avait acquis de nouveaux, représentant sa réussite. La datcha était son refuge, chaque année il y séjournait quelques semaines avec sa famille, puis il rentrait à Voronej reprendre ses activités. Une belle existence, où par alternances il retrouvait sa terre. Nous y passions des jours de bonheur. D'un geste ancestral, il taillait les bois morts, les entassait sous l'abri aux poutres du même bleu que les volets. Le jardin reprenait vie, c'était pour lui une joie d'enfoncer sa fourche dans le sol meuble. Il venait s'y ressourcer. Tenant sa main j'allais à ses côtés confiant en un bel avenir. J'entends sa voix me dire : « il te faudra étudier, partir et voyager, voir le monde mais, ce lieu petit Vassia il t'appartiendra jusqu'à la fin de ta vie, tu en es le détenteur, le témoin. »
Grand père Leonid ne sut rien de la guerre et partit avec l'espoir qu'il avait semé en moi. Ma route fut semée d'embûches et de joie et d'amours.
Pendant des années mes yeux ont scruté l'horizon à l'Est cherchant l'immense paysage ondulant sous le vent. Durant toute ma vie ma Russie bien-aimée a hanté mes jours et mes nuits. Rien n'a pu remplacer ses couleurs et ses ciels assombris, ni la fumée de la cheminée s'élevant dans les brumes d'hiver.

Nelly

 


 

D’après les aquarelles d’Olga Boldyreff

Les deux mouettes
Jour de grand vent… le mistral souffle en colère et tord les rares herbes qui émergent du sable. Frileuses, silencieuses, les deux mouettes se tournent vers le soleil, désespérément, pour sécher leurs plumes. Au loin, le cri du goéland accentue l’atmosphère gelée et sinistre. La forte odeur des algues séchées nous entoure alors que le sable soufflé par le vent nous aveugle.
Au loin Saint-Raphaël
Des buissons épineux jaillissent des rochers, des arbrisseaux touffus ondulent sous la brise. L’air est parfumé… le myrte, le jasmin, la tubéreuse embaument. Les toits rouges émergent d’une prairie verdoyante comme les coquelicots dans un champ de blé au printemps. Quelques cyprès longent une voie imaginaire et au loin le rouleau d’écume de la mer ne se lasse pas de prendre d’assaut le sable ondulé. Le bercement de la vague accentue l’impression reposante de ce paysage aux couleurs pastel.

Blandine

Bounine : aquarelle sur l’escalier du jardin de la "Jeannette"

Assis sur la première marche en haut de l’escalier en pierres blanches, je sors mon tabac blond de la poche de ma chemise blanche. Les étoiles de jasmin et les fleurs d'églantier tourbillonnent, tombent en pluie sur les buissons de buis et le parterre dallé du petit sentier qui traverse le jardin. La neige tombait sur Moscou, les silhouettes noires se hâtaient sur les trottoirs, le vent du Nord s'engouffrait sous mon manteau, de sombres pensées m’animaient, je rentrais chez moi pour la dernière fois.
Le mistral souffle par saccades sous le ciel d'azur, feuilles et fleurs se balancent et dansent, je suis chez moi dans la clarté du Midi.
.Je roule ma cigarette dans les douces senteurs du lilas, dans le bruissement du feuillage et j’entends l'étrange mutisme de nos champs. L’odeur de la cuisine de Vera se mêlent aux effluves de la terre et des fleurs de ce pays-là, de ce pays où je vis avec la mer pour horizon .L'arôme émanant de la cuisson des vatroushkis m'entraîne dans la cuisine sombre de l’immense maison d'Orlov au milieu d'une mer de blés, d'herbes et de fleurs.
Assis sur la première marche, j’assiste au déroulé des images dans le jour qui décline sur le jardin qui ce soir m'ensorcelle. Tchekhov à mes côtés dans le jardin de sa maison d'Aoutka, au-dessus de Yalta m'entretient de sa passion des arbres, des fleurs et des animaux.
Le mistral souffle et avec lui le souffle de l'éternité.
Je fume. Mêmes gestes. Même tabac. Je contemple les volutes de fumée se dissoudre avec magie dans le spectacle évanescent d'une vie où tous les contraires ont essayé de se faire une place.
Les vapeurs du tabac ce soir me donnent le vertige. La petite fraicheur dans la senteur des fleurs mêlées m'enivre. Le chant des cigales, la musique moujik, les murmures de l'exil, l’exaltation du présent accompagnent ma béatitude nonchalante.
"Yvan, viens, c'est prêt."

Vatroushki : petites brioches russes au fromage.

Hélène de la Siagne.