Marcher dans une maison vide
L'énigme des clés. Trouver celle qui correspond à la serrure. Trois clés, trois serrures. Commencer par la serrure du haut sinon la clé de la serrure du milieu se bloque. La porte de bois et de fer forgé pivote lourdement sur ses gonds.
Frotter ses semelles sur le paillasson de coco avant de franchir le seuil. Essuyer de nouveau ses semelles sur le tapis intérieur. Monter sur la première marche à droite pour pouvoir refermer la porte. Re-clés dans les serrures, clic, clac, ça résonne dans l'escalier. Le grand escalier s'étire mollement, marches de marbre rose taillées sur mesure. Des rosaces se lient et se délient en volutes tout le long de la rampe. Trouver l'interrupteur, l'enclencher. La minuterie bruyante accompagne la montée des marches.
Tout est lisse, marches poncées, murs blancs. Poussières du dehors sur les tapis, poussières du dedans sur le fer forgé de la rampe. Glisser les doigts sur les rosaces et troubler l'ordonnancement des molécules de poussières. Laisser sa marque.
Porte du haut, encore une clé, encore un tapis. Laisser ses chaussures du dehors dans le meuble, enfiler ses chaussures du dedans. Clac. La minuterie s'éteint. Tâtonner sur la droite pour trouver le bouton de la lumière. L'entrée, qui est aussi la sortie, plaque tournante de la vie de la famille. Les odeurs y donnent l'heure. Eau de Cologne, laque des cheveux, café, pain grillé, sauces des petits plats mijotés, chocolat, soupes, gratins. Pas d'odeurs aujourd'hui.
Dans un angle, là où le piano devait être installé, le meuble du téléphone à grosses touches noires et quelques bottins périmés. Un siège Louis quelque chose, dossier rebondi et assise veloutée, aux deux pieds avant garnis de roulettes. Surtout ne pas s'y poser au risque de se casser le cou et briser le fauteuil. C'est pour ne pas monopoliser le téléphone. Sur la gauche un radiateur de fonte aux petits grains rugueux qui accrochent sous la main, froid. Juste au-dessus, un koala et un kangourou invitent à visiter le Queensland, si loin. En face sur le mur un petit tableau de clous et de fils arc-en-ciel, bonne fête maman.
Et puis trois portes vitrées, fermées et sombres comme l'entrée d'un tunnel.
* * *
Les équipages arrivent et s'arrêtent au portail. Les chevaux piaffent, les ânes rechignent, les ânons de quelques jours cherchent les mamelles parfumées et rassurantes. Les femmes s'apostrophent, se saluent en riant, lancent des petites piques aux hommes qui garderont la maison. Les enfants sont excités, ils trépignent sur leur selle mais ont interdiction de mettre un pied à terre.
Une caravane joyeuse et bruyante se forme et s'ébranle cahin-caha.
Belle journée de juin, juste après les moissons. Il ne reste dans les champs que des tiges dorées fières mais décapitées, et quelques grains rescapés. Les insectes et les oiseaux ripaillent à cœur joie dès les premières lueurs de l'aube. C'est dans l'air depuis quelques jours, et dans le hameau les femmes se sont donné le mot.
Grand-mère a préparé tourtes et pains frais, pâtés et jambons, tartes et premiers fruits sucrés, rempli les dames-jeannes de vin et d'eau fraîche. On salive à la promesse de ce pique-nique estival. La joie et l'enthousiasme se propagent dans l'air, assurance de passer un moment exceptionnel. Une fête qui annonce comme une libération des sens.
Les hommes prennent leur part et attachent les énormes paniers d'osier sur les flancs des chevaux et des ânes. Les femmes, Grand-mère et grandes tantes chargent les grandes étoffes, taies d'oreillers, nappes, serviettes de table, serviettes de toilette, … Ce lin qu'elles ont cardé et tissé sur leur métier durant les hivers gris et froids d'une adolescence insouciante.
Le tumulte des flots de la rivière s'amplifie, les animaux assoiffés accélèrent le pas. Arrivés au bord de l'eau, le groupe s'éparpille dans le courant de la rivière. Les femmes réorganisent l'espace, déplacent les pierres, répartissent le travail, houspillent les enfants, attachent les chevaux et s'attellent à leur tâche. Alors seulement la valse des battoirs peut commencer.
Ça frotte, ça savonne, ça splash en tous sens, en rythme parfois.
Ça chante, ça rigole, ça discute, ça éclate de rire, ça rince, ça rit, ça glisse dans l'eau froide, ça houspille. Ça vit !
Les gestes se font plus lents, les battoirs plus lourds dans la chaleur suffocante. Les petits ventres affamés réclament. Les nappes sont dressées à l'ombre des bouleaux. Les femmes déballent les vivres, elles partagent et se régalent avec plaisir, elles mangent comme jamais elles ne le font à la maison. Le vin frais embrume les esprits, avec la fatigue viennent les confidences. Avachies dans l'herbe, les cheveux désordonnés, elles rient d'un rien, laissent les enfants jouer plus loin.
Courte pause, détente somnolente, avant de finir la grande lessive.
Le rythme est moins soutenu à la reprise, les enfants plus calmes. On rit moins fort, l'heure tourne.
Le soleil plonge inexorablement sur une journée particulière. Le linge étendu sur les blés coupés, resplendit telle la nappe d'un gigantesque pique-nique. Enfin s'expose avec fierté cette blancheur immaculée que la lune sublimera.