Maison vide
Fin des travaux, fin des aménagements, fin du travail des décorateurs. Les clés sont dans ma main. Ouverture de mon appartement-témoin. Les mois peuvent filer, les fins de moi grand luxe avec.
Désormais, je suis en face du tout neuf. Ma vitrine. Une odeur de propre, de peinture à peine sèche. De l'atmosphère emballante. Les pros ont œuvré pour le mieux, le plus vendeur. Que du très convenu : couleurs chaudes dès l'entrée, vers le séjour conçu vaste et très clair. Il est "traversant", un nord côté jardin soigneusement pomponné qu'on peut admirer son bol de café en main, éclatant de bougainvillées bien rangés, un sud à la longue baie coulissante sur une profonde terrasse où le premier plan de géraniums roses dégringole en superbes rideaux vers la baie de Cannes. La longue pièce rutile de murs peints en jaune d'or où le professionnel qui sait y fait a créé un volume d'une belle rondeur, décoré de cercles concentriques à tendance grenat. Il n'y a plus de haut ni de bas, juste de belles surfaces qui donnent envie de chanter l'équilibre ressenti.
Une moitié de l'endroit est destiné au repos confortable ; des divans en forme de U enserrent une table basse où un livre, un journal, un jeu de cartes sont abandonnés. Des coussins volumineux attendent les dos fatigués, des plus petits évoquent toutes les heures à regarder la télé. D'ailleurs, elle est là, sa diagonale 88" accrochée au mur. En dessous, répondant à une préoccupation de pratique, le décorateur a bien pensé, une étagère roulante supporte des bonbonnières avec chocolats, les manettes de Monsieur Samsung. Pour révéler encore mieux l'installation des mètres carrés dans la tête de mes visiteurs, je découvre un grand tapis très contemporain, répondant à sa déclinaison jumelle sous la table de la salle à manger. Longue table ovale, chaises dodues sans vraiment de dates de naissance, cernées par des bibliothèques remplies de livres. De toutes sortes afin de ne pas attirer de commentaires trop connotés des visiteurs. Toujours se préoccuper de leur diversité de goût. Ne pas choquer les intellos se retirant sur la Côte d'Azur avec des lignées de romans de gare mais, inversement, de l'édition Arlequin flattant les gens de tous horizons. Les tableaux aux murs ? Même raisonnement ! Pas vraiment de l'impressionnisme mais pas du Picasso non plus ! Du "dessin" coloriage qui se coule dans toutes les appréciations.
Heureusement, je n'ai pas eu à choisir d'ambiance sonore, le silence est beau. Je me voyais mal me décider entre une gnossienne de Satie et la Vème de Beethoven !
Les chambres persistent dans le convenu : du bleu pâle, du rose tout aussi clair. Les édredons sont en satin, les voilages de tulle transparent bien limpide. Rien qui chahute les bien-pensants, par exemple pas de bureau connotant l'âge de l'occupant.
Passons à la moitié "froide" selon le terme des promoteurs. Salle de bain et salle d'eau pour flatter mes futurs acquéreurs, sont carrelées en 10 x 10 blanc, luisant, d'un célèbre céramiste de Vallauris. Le pratique du "je me lave" est faïencé tout aussi neigeux. Les baignoires ont disparues, démodées parait-il. Dans la version originale, en fait, impossible à enjamber par des guiboles sur le déclin. Comme par ailleurs, la sexualité a quitté leur quotidien, aucun rêve ne rôde autour d'un plongeon très sexy à l'eau chaude baignoire… Minimale broutille, une concession à la modernité avec des douches à l'italienne, vous savez celles sans rebord qui font plaisir aux personnes âgées ayant la pétoche du croc en jambes et puis … tellement plus pratique pour les toutes petites jambes… allant au-devant du traditionnel commentaire, quand je garde mes petits-enfants.
Ouf, nous sommes à même de vanter la lumière naturelle des pièces d'eaux, fenêtre là-aussi. Vous pourrez aérer, l'été profiter du plaisir de l'extérieur…
Mais mon bijou, ce qui me fera vendre tout l'immeuble à toute allure : la cuisine. Classique, dès l'entrée dans le hall, une porte qui s'ouvre et se ferme. Madame arrive avec ses sacs de provision et les abat sur un sol de marbre beige, celui qui pare toute la partie "jour". De longs rectangles disposés en diagonale. Très beau. Le soleil de ce milieu d'après-midi clignote sur ce tapis de pierre où les talons d'escarpins chantent. Ne reste plus que la corvée rangement. Rien à voir avec votre imagination ! C'est une cuisine haut de gamme, de la marque Design Atelier spécialisé dans la déclinaison italienne. Meubles hauts et bas sont couleur ardoise. Ça peut paraître un peu plombé (c'est le cas de le dire) mais pas du tout, d'autant que plans de travail et bar sont eux, recouvert de vraie ardoise, sur des murs vert d'eau. Le profond de l'authentique matière fredonne, entraîné par la corbeille de fruits multicolores et quelques assiettes étiquetées Delft, attendant l'heure du repas.
Le hall d'entrée a été lui aussi fort bien pensé. Peint d'un jaune décliné un peu plus clair par rapport au séjour qu'il distribue sans séparation, grande bouffée lumineuse dès le premier pas. Mes pros y ont disposé des porte-manteaux, clins d'œil à l'époque scolaire. Ces barres aux crochets pratiques qui cernaient les salles de classes. Une différence, les tabliers d'uniforme bleus sont remplacés par une veste authentique Chanel et un lourd manteau de renard argenté. Le futur occupant est presque dans ses murs. Il s'y retrouve…
J'ai fini ma tournée en jetant un coup d'œil aux toilettes assez banales, ma foi et… en découvrant la cerise "on the cake", un dressing tout équipé sur trois côtés avec presque huit mètres d'étagères. Déjà sur le papier des plans, il me faisait rêver mais avec son plafond entièrement éclairé néon…
Les visiteurs n'ont plus qu'à débouler. J'ai refermé la porte d'entrée. Je suis au 4ème étage sur les cinq de l'immeuble. Au-dessus, déjà réservé par un quelconque millionnaire, un loft avec micro-piscine, mini-jardin.
L'ascenseur me dépose dans un silence moderne total à mon bureau de vente sur le jardin.
C'est l'heure d'ouvrir. Tiens, déjà une voiture s'arrête. Le panneau en bord de route alertait : au 1er juillet dès 9 h venez visiter notre appartement témoin ! Téléphone 04…
C'est bon, un coup d'œil à mon allure, elle est importante, elle aussi… Je vais conclure !