Après la grille
Mona arrive comme chaque jour de la semaine à 8h00 précise. Elle se gare facilement. A 8h02 elle sonne et pousse la grille du jardin. Elle entre sous le bruit grinçant des charnières rouillées, mises en action après la nuit humide. Vieille porte d'une vieille demeure à l'agonie, passage codé dans un autre monde, celui de Jacqueline.
Jacqueline attend fébrile, l'arrivée de la jeune femme. Ses nuits courtes l'alourdissent. Ses pensées tournent en rondes infernales, enfermées, encerclées, pas de sortie. Elle lance quelques fois des mots à haute voix pour libérer la pression. Ils fendent le noir et le silence d'un coup sec. Pas de réponse. Elle est folle la nuit. La première sonnette du matin, c'est l'ancre jetée, la voile qui se baisse, les amarres qui se fixent. Le bateau ivre se calme. La vie va reprendre.
La grille passée, Mona monte quatre à quatre les quelques marches du perron, sort sa clé et entre dans la demeure. Elle sait ce qui l'attend et pourtant, une petite boule s'installe au creux de son ventre, une sensation oppressante que quelque chose lui échappe.
– « Bonjour Jacqueline, c'est moi ! J'arrive tout de suite. »
Elle jette ces mots comme elle a mis la clé dans la serrure. Ne pas oublier le protocole. Ne pas l'angoisser, ne pas l'effrayer. Elle se dépêche d'ouvrir les volets et de laisser les fenêtres ouvertes.
Elle joue chaque matin ce rituel de purification pour chasser l'obscurité collante, pesante et l'odeur de vie à l'écart qui moisit sur les murs.
– « Bonjour Mona. Viens ma petite.»
Mona s'approche. La vieille femme lui colle un baiser lourd et appuyé, flanqué de cette odeur, humée à l'entrée. Elle s'éloigne vite.
– « Je vais préparer votre petit déjeuner. Jus d'orange aujourd'hui ? »
Il est facile d'imaginer l'effervescence passée de cette cuisine. Elle est immense, chaque placard déborde d'une vaisselle aussi vieille que précieuse. Pourtant le calme règne et chaque mouvement de Mona, chaque bruit, emplit la pièce d'un trop qui marque une absence incrustée, un écho perpétuel. Mona commence toujours par préparer le café avec méthode. Mettre de l'eau à bouillir, sortir le thermos et le filtre plastique, y mettre le filtre papier, trois doses de café et lorsque l'eau bout, verser. Vive ma Nespresso et son agitation de moteur de vapeur et de mousse. Mais Jacqueline c'est ce café là qu'elle veut. Deux tartines grillées. Le miel et ce matin le jus d'orange car elle a dit « oui ».
– « Tout est prêt je viens vous chercher. »
La boule se resserre un peu plus, Mona n'entend pas de réponse. Elle remonte le long couloir d'un pas retenu, de peur qu'une course incontrôlée puisse affoler Jacqueline.
Elle passe lentement son visage à la porte comme elle soulèverait le voile sur un vieux secret. Jacqueline devrait être assise sur le rebord de son lit. Mona devrait prendre le peignoir accroché derrière la porte et l'aider à l'enfiler. Puis, toutes deux, devraient aller bras dessus dessous jusqu'à la cuisine, au rythme lent des forces qui vous lâchent. Là enfin, elles devraient ensemble parler de ces petits riens qui allègent, de ces riens du tout qui dans cette maison deviennent des « tous » solides. Quelques sourires, quelques rires pourraient même ensoleiller ce lever pathétique et tendre. Le facteur devrait dans quelques minutes, actionner pour la deuxième fois de la matinée, la sonnette de la grille. Louis monte le courrier chaque jour. Il s'assoit et sirote son café. Il aime Mona et il ne manquerait ce rituel, pour rien au monde.
La sonnette retentit et sort Mona de sa torpeur. Elle court ouvrir la porte. Elle a besoin de Louis. Elle a besoin de ses bras. Elle a besoin de sa chaleur. Elle va le laisser faire aujourd'hui. Elle a envie de ses lèvres. Elle a envie qu'il la serre tout contre lui. Elle a peur, elle est affolée Mona. Elle veut pleurer mais elle n'y arrive pas. Elle suffoque. Elle ne voit plus rien. Elle sent juste sa main sur la poignée froide, une légère brise caresser son visage. Elle se laisse tomber dans ses bras et s'écroule en larmes. Il embrasse son front à la façon de ceux qui comprennent. Ce baiser la rassure et l'éclaire. Elle sait que tout a changé juste parce qu'une petite boule a disparu.
* * *
L’atelier
S'affranchir du pas de la porte. La poignée s'expose, couleur fer, fer rouillé, fer poli, fer froid, fer épais. La main va l'actionner, couleur peau, claire, fine, battante, tendue. Le mécanisme s'enclenche dans un léger bruit, la pointe du manche vers le bas, comme un axe de direction. Les doigts relâchent l'étreinte.
Ils se colorent, deviennent plus foncés, se froncent de petits plis cutanés. Ils se détendent, à plat sur le métal, à la verticale, armés du bras et du poignet ils poussent, l'engrenage se meut et elle cède. La porte de bois et de métal harnachée, dégage le seuil et ouvre l'espace. Au sol les tomettes rouges.
L'empreinte des joints que l'on imagine grise, comblée de copeaux et de brisures se répand et chemine comme un réseau hydraulique. Les carreaux de terre cuite deviennent par endroit des îles, éjectées par la poussière, des terres vivantes et volcaniques, des tâches rouge-sang qui viennent nourrir l'espace irrespirable, d'oxygène purifiant.
La sciure est sale, lourde, fade et sans odeur. Elle marque sa longue agonie. La pièce résonne du vide laissé. Les murs trapus, formés de lourdes pierres, s'élancent vers des hauteurs inhabituelles, défiant la médiocrité. Des bouts de ficelles, des cordelettes dorment sur le sol, mêlées, entrelacées, parsemées de vieux clous et de débris sans origine. Un seau reçoit des gouttes d'eau qui claquent, lâchées de ce plafond inaccessible même du regard. Les poutres les plus proches, imposent leur suprématie sur celles que l'on distingue à peine, happées par l'obscurité, endormies, empêchées.
Jusqu'au milieu de l'endroit, une série de traces de pas larges puissants, ternis par les retombées du temps éclaté, forment un passage sure, libéré des pièges invisibles. Un tabouret renversé se donne à l'observation, impudique, relâché de tout. Un opinel, plié en fœtus momifié, traîne à ses pieds. L’entrebâillement de la porte laisse passer une brise légère. Une corde accrochée bouge. Elle grince en se frottant sur la poutre. Liés, enlacés, entraînés dans un corps à corps brûlant, ils s'échauffent, se tendent, se mêlent dans un soupir et lâchent un gémissement, fin d'un mouvement rythmé, balancé, que plus rien ne sollicite, orphelin de l'autre, ils se calment dans un dernier râle, doucement se figent dans une fin provisoire, étendue.
Ici le vide s'est amplifié. Il s’est engrossé, gravide à l'infini d'un secret. La main sur la poignée. A nouveau, le fer, la peau tendue. L'axe du manche à l'horizontale. Refermé.
* * *